Aya Nakamura : précurseur ou tueuse du copywriting ?
“La langue française est ma patrie” disait Albert Camus.“La langue est ma patrie tout court” rétorque Leïla Slimani, Prix Goncourt en 2016 pour son 2ème roman “Chanson douce”. Dans une interview podcast réalisée par Léa Salamé pour France Inter, la journaliste et écrivaine ajoute :
“Les mots vont plus vite que les gens. Ils nous dépassent. Ils nous transcendent”.
Les mots sont la matière vivante du copywriter ou “concepteur rédacteur” en français.Ce métier qui, bien au delà de la rédaction web cherche à nourrir les Hommes avant les robots.
A convaincre. A émouvoir. A mouvoir. A accrocher. A transmettre.Mais le copywriting n’a pas attendu le 21ème siècle ou la digitalisation du monde pour s’exprimer.On le trouve aussi énormément dans le milieu de la chanson. Les paroles ont un poids immense. Certaines sont des citations à part entière.
Le rap ou le slam l’ont bien compris et en font leur propre musique. Les mots sont des notes et le rythme à la fois.
Orelsan :
“Basique, simple, simple, basique
Basique, simple, simple, basique”
ou …”Dimanche soir”, Grand Corps Malade
“Parce que tous les nuages du monde n’empêchent pas les pleines lunes
Et que chaque fois qu’elles brillent, c’est nos débuts qui se rallument
Parce que tu sais ce que j’aime, parce que je sais ce que tu veux
Et que c’est quand même une première fois dès qu’on est seuls tous les deux”
Si la force des mots et des formules est vrai dans la chanson depuis toujours, la chanson aujourd’hui se métisse, se transforme : ses paroles aussi. Voyons comment.
Le Globish
Il y a le “globish”, ce jargon mélangeant des mots typiques anglais à sa propre langue pour tenter de communiquer à l’international ou tout simplement pour se fondre dans une culture d’entreprise homogène qui ne sait plus s’exprimer avec précision et simplicité.
“Tu shootes les emails et je te call après mon meeting” ! Le genre de phrases courantes dont se moque éperdument la video de Topito que “you must regarder asap” !
La créolisation de la langue
Mais il y a aussi ce que l’on appelle la “créolisation” d’une langue qui désigne le fait de mélanger plusieurs cultures linguistiques pour en créer une nouvelle. Or la langue française au contact de cultures anglo-saxones, hispaniques, arabes, etc. se voit régulièrement ajouter des mots nouveaux qui s’intègrent à son champs lexical d’origine.
Ce sujet fait évidemment débat au sein de l’Académie française.
- Jusqu’où peut on accepter les modifications d’une langue sous l’influence de mélanges socio-culturels d’une époque ?
- Jusqu’à quel point une langue vivante doit-elle se laisser malaxer par son temps ?
- Une langue doit-elle souscrire à un relativisme culturel total ou taper du poing sur des piliers non négociables et immuables ?
- Une langue doit-elle transmettre un héritage ou s’ouvrir au présent ?
La séance publique annuelle (2006) de l’Académie française énonce le constat suivant :
“Le vocabulaire se réduit, on ignore la grammaire et la syntaxe. La phrase n’est le plus souvent qu’une simple juxtaposition de mots employés hors de leur sens, ou d’anglicismes inappropriés, ou enfin d’un nouveau vocabulaire, qui évoque irrésistiblement la novlangue d’Orwell” (…) “Les mots utilisés couramment s’éloignent toujours plus de la réalité qu’ils nomment. L’école, qui a pour mission de transmettre la langue et la littérature aux adultes de demain, admet, hélas ! que ses élèves apprennent le français en écoutant Sky Rock ou Fun Radio, plutôt que dans les textes d’Anatole France ou de Colette.” (Texte complet)
Venons en au vif du sujet !
Summum de la créolisation de la langue française, teintée de néologismes, le concept (plus que la chanteuse) d’Aya Nakamura a fait parler de lui autant pour son attitude que pour le contenu de ses textes.
Aya nakamura et l’art du wording mémorable
Les media se sont rués sur ce phénomène de la pop urbaine, R&B et Afrobeat. Un personnage extraverti, provocateur et tonitruant, qui ne laisse pas indifférent. On l’aime ou on la déteste. On maudit ses abus indécents d’auto tune et ses excès de consommation de vocoder autant que l’on danse sur ses rythmes conçus sur mesure pour une large proportion de notre société.
Mais on n’oublie pas son choix ultra calculé de paroles incompréhensibles de prime abord.
“¿Que pasa? J’suis plus là
T’as foutu la cata, j’étais la buena” (Gangster)
Jusque là “tout va bien” comme dirait Orelsan. Un mélange de français familier et d’espagnol. On suit.
“Toi t’es bon qu’à planer
Ouais je sens t’as l’seum, j’ai l’avocat” (Pookie)
Dans un autre registre, nous avons là un mix d’argot “t’as le seum”, d’argot anglicisé : “pookie” (poucave = balance), et de français détourné “j’ai l’avocat” = “je suis plus riche que toi” !
Ce qui est énorme (il n’y a pas d’autre mot !) avec Aya Nakamura c’est qu’il s’agit probablement de la seule chanteuse francophone pour laquelle il existe des “sites de traduction” du “Aya” vers le français !
Allez Djadja, on garde le meilleur pour la fin ;:
“Y a pas moyen Djadja
J’suis pas ta catin Djadja, genre en Catchana baby tu dead ça “
- Si vous êtes un menteur vous êtes un “Djadja”. Aya s’en défend en visant personnellement une personne de sa vie qui a abusé de sa confiance. C’est mal. Elle n’est pas sa catin, on comprend et on lève le pouce.
- “Genre, en catchana baby tu dead ça”, là ça se corse. “Catchana” étant une position sexuelle dont la chanteuse souhaite “taire le nom” (ça tombe bien, on n’a pas forcément envie de savoir).
- “Tu dead ça” ou “tu déchires”, “t’assures”, “you kill it” ! Finalement, le djadja dont elle parle fait genre il déchire au lit mais il fabule ! Merveilleux. Tout ça pour parler d’un ènième mytho qui se la raconte.
Sans rire. On peut être désolé de ces paroles et à la fois assez curieux du phénomène et de l’intelligence que la chanteuse (ou sa maison de production) a eu d’accrocher son public avec un univers linguistique bien à elle !
“Les mots vont plus vite que les gens”. En cela je pense que Leila Slimani a raison. Les mots nous disent beaucoup de choses sur le monde dans lequel nous vivons. Ils nous disent ce qui habite nos sociétés, comment elles mutent, ce qui les touche.
Savoir utiliser les mots de son temps pour être percutant sans renier la richesse fondamentale de sa langue natale, c’est ça la force d’un copywriter. Pas de sombrer dans la démagogie et de ne plus parler qu’en Aya Nakamura mais de se prêter au jeu des exercices de style. Un bien bel ouvrage de Raymond Queneau d’ailleurs, qui mériterait une réédition avec toutes les nouvelles variantes que nous offre notre époque actuelle.
Alors :
“Moi je t’offrirai
Des perles de pluie
Venues de pays
Où il ne pleut pas” (Jacques Brel)
ou
“Allez, fais-moi tourner la tête, hé-hé
Tourner la tête, héhé
Rends-moi bête comme mes ieds-p’, hé-hé
Bête comme mes ieds-p’, héhé
Je suis l’ombre de ton ien-ch’, hé-hé
L’ombre de ton ien-ch’, héhé” (Maitre Gims)
Pourquoi choisir ?
“Notre langue aujourd’hui n’est ni embaumée, ni inadaptée au monde du progrès constant, mais tout au contraire, elle rend compte avec une force et une précision étonnantes d’un univers bouleversé où jamais il n’y eut autant de réalités nouvelles à nommer.” (L’Académie française)
He dicho.